Par Kenzie Love
À première vue, une coopérative multipartite peut sembler un modèle peu prometteur, compte tenu des intérêts différents et en apparence conflictuels qui y sont en jeu. Par exemple, il serait complexe pour une coopérative alimentaire de fournir à ses membres consommateur·trice·s des produits d’épicerie au prix le plus bas possible tout en assurant les meilleurs salaires à ses membres travailleur·euse·s. Il s’agit toutefois d’une simplification excessive de la dynamique à l’œuvre. Une coopérative dont les membres se concentrent exclusivement sur leurs propres intérêts, quels qu’ils soient, rencontrera naturellement des défis. Par contre, une coopérative où les membres peuvent se réunir autour d’intérêts communs, basés sur les principes coopératifs, constitue un modèle avec plusieurs atouts.
Contrairement aux coopératives traditionnelles, qui appartiennent à une seule catégorie de membres, les coopératives multipartites sont détenues et contrôlées par plus d’un type de membres : les consommateur·trice·s, les producteur·trice·s, les travailleur·euse·s, les bénévoles ou les partenaires communautaires, par exemple. Les parties prenantes peuvent être des individus ou des organisations (des OSBL, des commerces, des agences gouvernementales ou même d’autres coopératives).
La logique derrière l’idée de se constituer en coopérative multipartite dépend de chaque situation. Dans le cas de la Sun Certified Builders Co-op de Winnipeg, la législation provinciale donnait depuis peu l’option de se constituer en coopérative multipartite lorsqu’une personne spécialiste du développement coopératif a conseillé ses membres de profiter de cette nouvelle possibilité. La coop a donc décidé de suivre cette recommandation.
À l’inverse de certains modèles d’entreprise, l’intégration d’une catégorie de membre consommateur·trice n’apparaissait pas comme un choix cohérent pour Sun Certified, étant donné que ses maisons sont construites pour durer des décennies et que seule une infime partie de la clientèle revient au fil du temps. Le vice-président de Sun Certified, Evan Proven, considère toutefois que la catégorie de membre de soutien a été un ajout inestimable au processus décisionnel de la coopérative. « Lorsque notre expérience est celle d’une personne travailleuse, nous ne comprenons pas nécessairement celle du public consommateur », dit-il. « Ainsi, la présence de ces personnes autour de la table nous a donné accès à des idées et à des perspectives qui nous étaient inconnues. »
La diversité de perspectives s’est également révélée précieuse pour la Fireweed Food Co-op de Winnipeg, laquelle compte à la fois sur une catégorie de membre producteur·trice et une autre de membre consommateur·trice. Peter Hill, coordonnateur des ventes de la coopérative, croit que la représentation des deux parties impliquées dans le système alimentaire a en fait consolidé le fonctionnement de la coop.
« Nous tenons vraiment à nous assurer que nous répondons aux enjeux propres au système alimentaire local selon une approche intégrale », a-t-il dit. « Il est important de pouvoir compter sur des structures de gouvernance efficaces, lesquelles ont évolué au fil du temps. Si celles-ci existent et assurent une représentation des deux catégories de membres, je crois alors que cela constitue un avantage plus qu’un obstacle. »
Bien entendu, il peut arriver que les différentes catégories d’une coopérative multipartite soient en désaccord. Michelle Sadler, directrice des opérations et de la gouvernance de la coopérative de banque d’images de Victoria Stocksy, se remémore lorsqu’en 2017, les membres travailleur·euse·s ont voulu retirer le plafond de 1 000 membres producteur·trice·s qui avait été déterminé par la coop. Les travailleur·euse·s de la coopérative ont soumis une résolution pour retirer cette limite, mais les producteur·trice·s de la coop s’inquiétaient des risques associés à un trop grand nombre de nouvelles personnes membres et ont donc voté contre.
Les travailleur·euse·s ont alors déposé une résolution actualisée pour retirer le plafond de 1 000 membres, mais cette fois avec une précaution additionnelle : la coop voterait chaque année pour décider si elle irait de l’avant avec l’augmentation du nombre de membres ou si celui-ci serait conservé pendant un an avant d’être réévalué. Cette mesure de précaution annuelle réservait la décision concernant l’augmentation des membres producteur·trice·s à cette catégorie. Au bout du compte, la seconde résolution a été adoptée (avec plus de 80 % des votes en faveur de l’élimination du plafond). En 2021, après deux années de votes de précaution concernant un gel possible, où les membres ont continué d’approuver une augmentation de la catégorie de membre producteur·trice, l’équipe a déposé une nouvelle résolution pour retirer l’exigence annuelle d’un vote de gel, qui a finalement été adoptée.
Même si Stocksy a su régler ce désaccord, Sadler reconnaît les défis uniques auxquels doivent inévitablement faire face les coopératives multipartites, compte tenu de la complexité de devoir s’assurer que chaque catégorie de membre a une voix égale alors qu’elles contribuent chacune de façon différente à l’entreprise. Bien que ce modèle puisse parfois donner lieu à des tensions, elle continue de le défendre.
« Les coopératives comportant une seule catégorie de membres sont probablement plus faciles à administrer, mais aussi plus limitées dans leur capacité à grandir de façon générale et à élargir leur offre aux membres », explique-t-elle. « De plus, elles passent à côté des atouts d’une diversité de parties prenantes ou de co-propriétaires. Lorsque les personnes qui utilisent votre produit ou service sont amenées à s’impliquer dans la structure de gouvernance de la coopérative, leur participation se traduit par un renforcement de leur contribution, de leur loyauté, de leur engagement et de la promotion qu’elles font de l’entreprise. Elles deviennent des ambassadrices. Leur contribution dépasse leur simple adhésion : elle profite non seulement à la coopérative, mais aussi au secteur coopératif dans son ensemble. »