Les plateformes coopératives pour contrer la plateformisation de l’économie

Par Kenzie Love

Les travers de l’économie à la demande des plateformes de type Uber sont désormais bien connus : la main-d’œuvre doit y assumer toutes les responsabilités du travail salarié, sans les avantages sociaux. La volonté de trouver une solution de rechange se fait sentir. Mais devant la force de ces monopoles numériques solidement ancrés, il est légitime de se demander si d’autres voies sont possibles. C’est là que les plateformes coopératives entrent en jeu.

Les plateformes coopératives ne peuvent être réduites à un « moule » unique, indique d’emblée Trebor Scholz. De fait, ce professeur qui les a longtemps étudiées les décrit comme un « réseau d’expérimentations en constant développement », mondial et plurisectoriel. Cette diversité de modèles possède néanmoins un point commun : on les définit généralement comme des plateformes virtuelles administrées et détenues par les personnes directement impliquées dans le service offert. En ce sens, elles se distinguent des autres plateformes sur le marché qui redistribuent plutôt la valeur créée à des actionnaires. Le Canada a d’ailleurs vu naître plusieurs options coopératives, dont la plateforme de photos Stocksy basée à Victoria, la plateforme d’autopartage Modo, implantée à Vancouver, et l’application de covoiturage d’origine québécoise Eva.

Qu’ont en commun ces trois structures — et les autres plateformes du genre? Selon Trebor Scholz, « le modèle coopératif au virtuel consiste à placer les besoins des personnes utilisatrices avant le profit ». Concrètement, cela revient à redonner le pouvoir aux employé∙es et à accroître le contrôle des utilisateur·trices sur leurs propres données. Des caractéristiques fondamentales, selon Iva Jankovic, chercheuse et stratégiste en économie collaborative, qui a participé à la conception de nombre de ces plateformes.

« La société de nos jours se déploie en quelque sorte sur Internet : c’est là où se déroule une grande part de nos interactions sociales et économiques, régies en ligne, sur des plateformes numériques, explique Iva Jankovic. On assiste à de nombreux rapports de force quant à la propriété et au contrôle de l’information, voire dans la gestion de la technologie elle-même. Je trouve que les plateformes coopératives constituent une des manières d’introduire la démocratie dans ce modèle économique. »

Mais malgré tous les arguments en faveur des plateformes coopératives, celles-ci ne sont pas près de détrôner les plus gros joueurs sur le marché, et ce, pour les mêmes raisons qui ont érigé les géants du Web en monopoles. Comme l’observe le professeur Jamie Woodcock, le fort investissement dans les fonds de capital de risque, d’une part, et les pratiques douteuses en matière du droit du travail, d’autre part, ont permis aux entreprises d’offrir des services à des prix artificiellement bas. Dans ce contexte, aucune plateforme coopérative ne peut rivaliser : « Il est extrêmement difficile pour le modèle coopératif de faire concurrence au modèle capitaliste dominant. » 

Sans transformation de l’économie donc, tout changement de paradigme semble peu plausible. Néanmoins, le modèle coopératif tient un rôle essentiel, dans la mesure où il pourrait constituer un des rouages de ladite transformation. « La première difficulté, à vrai dire, repose sur notre capacité d’imagination, relève Ludovica Rogers, responsable du réseau Co-operatives UK. Nous avons une telle dépendance aujourd’hui à ces géants du Web qu’il devient difficile de concevoir un monde sans eux. Alors oui, les plateformes coopératives sont encore peu nombreuses et de faible envergure, mais elles montrent bien qu’une autre voie est possible ».

« Coops, syndicats, actionnariat salarié, certification B corp, OAD ou coopératives ouvertes… Tous ces modèles ont leurs partisans et leurs détracteurs; ce sont les bénéfices qu’en tirent les citoyen·nes qui importent, et non le type d’organisation », souligne Trebor Scholz. Le chercheur conclut que « le plus important est de pouvoir développer un climat de coopération et de solidarité nourri par la conviction que nous travaillons toutes et tous à des objectifs communs ».