Un salaire digne : une question complexe, même pour les coops de travail

Par Kenzie Love

Comme toute entreprise, les coopératives de travail doivent verser à leur personnel un salaire minimum. Toutefois, des études récentes ont démontré que le minimum ne suffit plus pour couvrir les besoins de base, tels que le logement, dans plusieurs villes canadiennes. D’où le concept d’un « salaire digne » : ce montant devrait en théorie s’aligner avec les véritables coûts de la vie dans une collectivité donnée. Celui-ci tient compte des frais pour se loger, mais aussi pour se nourrir et se déplacer, entre autres nécessités.

Puisque le coût de la vie diffère selon la région, la composition familiale et d’autres facteurs, un tel revenu ne se calcule pas toujours de la même manière. Le Ontario Living Wage Network, par exemple, se fonde sur le cadre de travail sur le salaire décent créé par le Centre canadien de politiques alternatives pour différentes communautés de la province ontarienne. Le Network offre un service payant de certification des employeurs (y compris des coopératives de travail) qui se conforment à ses lignes directrices. Ceux-ci se voient alors attribuer le titre « d’employeur qui offre un salaire décent ».

Même si les coopératives de travail ne se trouvent pas toujours en mesure d’offrir automatiquement un salaire décent, leur intérêt à le faire ne représente pas un problème – du moins, il ne devrait pas l’être! Sonja Novkovic, de l’Université Saint Mary’s, a du mal à concevoir une coop qui ne chercherait pas à payer un salaire décent à ses membres; au contraire d’une entreprise conventionnelle, dont l’objectif principal repose sur la maximisation des profits pour ses investisseurs.

« Je pense que les coopératives se trouvent plus enclines à payer un salaire décent, sans remettre en question la validité d’un tel concept », dit-elle. « Dans ce modèle, où le personnel prend les décisions, je vois mal comment il ne choisirait pas cette option si l’entreprise en a les moyens. »

En effet, dans les coops où le salaire se situe sous le seuil établi pour bien vivre, c’est généralement parce que des salaires plus élevés mettraient en péril la viabilité de l’organisme.   Dans ces cas, on peut affirmer sans se tromper que les membres espèrent recevoir un jour un revenu digne, au fil de l’évolution de leur coopérative.

En ce sens, dans le domaine du service d’aliments et de boissons, les membres de coops se trouvent avantagé·e·s par rapport à leurs homologues des milieux conventionnels, qui gagnent en moyenne bien en dessous du seuil décent. Pourtant, la réalité dessine un autre portrait. Ainsi, l’expérience de deux microbrasseries ontariennes démontre que la question d’avoir les moyens s’avère en fait plus complexe qu’il n’y paraît.

Le désir d’un salaire digne se trouvait au cœur des motivations de la brasserie Together We’re Bitter de Kitchener, en Ontario. Même avant son ouverture en 2016, il s’agissait d’une priorité pour l’équipe créatrice du projet.

« Cela faisait partie de nos fondements », indique la cofondatrice Alex Szaflarska. « Nous savions que, dans notre coop, nous voulions placer les intérêts et besoins de nos membres au centre de nos opérations, de notre planification d’entreprise et stratégique, et de tout ce genre de choses. »

La microbrasserie a atteint cet objectif au début des années 2000, et a maintenu sa certification du Ontario Living Wage Network depuis.

« Même dans une période incertaine, et sous la pression, c’est toujours notre priorité, et nous y arrivons », ajoute-t-elle. « J’en suis vraiment fière, parce qu’il a eu beaucoup de planification et de travail derrière. »

Pour compliquer la situation, Together We’re Bitter a choisi dès ses débuts, pour des raisons pratiques et idéologiques, de refuser tout pourboire de sa clientèle.

« Le pourboire se trouve souvent enraciné dans des systèmes de racisme, de sexisme et de classisme », selon Alex Szaflarska.

« Nous savons que ces dynamiques font encore partie de la société, et du fonctionnement de notre secteur de services », renchérit-elle. « Ce sont des décisions difficiles, et nous ne critiquons pas les entreprises qui agissent autrement. Cependant, pour nous, c’est ce qui sonnait juste. »

Leurs camarades de la microbrasserie London Brewing ont choisi pour leur part d’accepter les pourboires. La membre Emma Maganja explique que les lignes directrices du Ontario Living Wage Network n’autorisent pas la prise en compte du pourboire dans les calculs de salaire décent. Voilà pourquoi la coopérative a décidé de ne pas poursuivre sa certification avec le réseau. Pourtant, Emma Maganja indique que, pourboires inclus, l’ensemble des membres et du personnel de London Brewing gagne un revenu digne. L’équipe partage toutefois les mêmes préoccupations que ses pairs de Together We’re Bitter à propos de cette pratique.

« D’un point de vue philosophique, nous aimerions vraiment abandonner [le pourboire], ajoute-t-elle. Mais d’un point de vue pratique, pour maintenir les salaires auxquels tout le monde s’est habitué, il faudrait augmenter tellement nos prix que nous perdrions notre clientèle, ce qui réduirait nos heures de travail et notre capacité à faire grandir l’équipe. Et les salaires diminueraient significativement. Je crois que notre fonctionnement jusqu’à présent, même s’il n’est pas exactement aligné avec nos souhaits, demeure l’option la plus viable pour notre personnel et notre clientèle. »

L’expérience de Together We’re Bitter démontre qu’un salaire digne sans pourboire relève du domaine du possible. Le récit de London Brewing, cependant, nous rappelle que c’est loin d’être facile. De toute évidence, des changements économiques et sociaux à large échelle s’avèrent nécessaires afin qu’un revenu décent pour l’ensemble des personnes travailleuses devienne la norme plutôt que l’exception.